L'ETHIQUE DE SAKADOH
VOYAGER AUTREMENT
Le problème des relations entre tourisme et tiers monde est extrêmement complexe et, bien sûr, on ne peut espérer faire le tour de la question en quelques lignes. L'approche ci-dessous n'a donc évidemment pas la prétention d'être exhaustive: il s'agit davantage d'une réflexion personnelle menée au moment de la création de l'agence SAKADOH en 1989, à la base de l'esprit dans lequel sont organisés mes voyages pour tenter de concilier plaisirs du voyage et intérêts du tiers monde.
Le tourisme de groupes dans le tiers monde a commencé à se développer dans les années soixante, avec l'intensification des transports aériens et la baisse des tarifs. A cette époque, on estimait que le tourisme représentait pour les pays pauvres un moteur de développement et une possibilité de sortir de la misère et de l'endettement...
Aujourd'hui, force est de constater que cet optimisme était illusoire : le constat ne répond pas aux espoirs d'hier. Pourtant, les arguments principaux des défenseurs du tourisme de masse restent les mêmes: le tourisme crée des emplois, favorise les échanges humains et assure des entrées de devises. En ce qui concerne les emplois il faut savoir que, pour la plupart, les emplois créés dans un pays du tiers monde par le tourisme sont subalternes et se caractérisent par la servilité. Ils sont basés sur le rapport "maître-serviteur", prolongeant la relation nord-sud globale. Pour la question des rapports humains: existent-ils vraiment si le serveur d'un restaurant de luxe se rend compte que l'argent que dépense un touriste pour un repas correspond à son salaire mensuel ? Quant à l'entrée de devises, on sait maintenant que ce n'est qu'une petite partie de l'argent du tourisme qui entre dans le pays, la majorité des circuits touristiques étant aux mains de sociétés étrangères. En 1989, pour les grandes entreprises du tourisme, proposer un voyage c'était en contrôler le déroulement du début à la fin, y compris transport et hébergement. Les grandes agences de voyages (et compagnies aériennes) contrôlaient souvent d'autres agences moins importantes et possédaient ou avaient des participations dans bon nombre d'agences, d'hôtels et de restaurants dans les pays d'accueil: par ce fonctionnement, l'argent dépensé par le touriste reste en grande partie, directement ou indirectement, dans les caisses des mêmes entreprises occidentales. D'autre part, le peu qui arrive dans le pays de destination avec cette forme de tourisme circule très lentement et toujours dans les mêmes mains. Les couches aisées de la population s'enrichissent donc un peu plus et les couches défavorisées s'appauvrissent encore, l'inflation faisant monter les prix.
VERS UN AUTRE TOURISME
En tenant compte du désir légitime de voyager et de s'ouvrir au monde ainsi que des investissements qui ont été faits par les pays pauvres pour créer des infrastructures d'accueil, comment concilier tourisme et respect du pays hôte ? Partant de cette question et des données précédemment exposées, j'ai essayé d'imaginer une autre forme de tourisme, me permettant de partager ma passion pour l'Inde tout en ayant un comportement acceptable et enrichissant pour les deux "partenaires", soit l'accueillant et l'accueilli ...
Pour moi, le premier problème se situe dans cette "démission" du vacancier qui s'en remet entièrement à une agence pour organiser ses vacances. La première chose à faire était donc d'inventer une forme de vacances redonnant au voyageur sa part de responsabilité dans le voyage. Cette responsabilité commence avant le départ, par une bonne information sur le pays, dans ses aspects aussi bien historiques et culturels, que sociaux, politiques et économiques. Cet effort de documentation me paraît être la première manifestation de respect pour le pays, attitude qui doit ensuite se prolonger durant le voyage par un comportement respectueux envers la terre d'accueil, sa population, ses particularités culturelles et son environnement.
Je propose donc une formule qui se caractérise, entre autres, par le fait que chaque participant choisit sciemment de renoncer, dans la mesure du possible, aux rapports "maître-serviteur". Pour cela, je privilégie des hôtels simples, de catégorie moyenne, où les employés ne sont pas serviles... mais où les normes ne correspondent pas toujours aux habitudes de confort helvétiques; certains déplacements se font parfois avec les transports publics (trains, bus, rickshaws, etc.), manière de côtoyer la population locale dans des conditions particulièrement propices aux échanges et de connaître la promiscuité inévitable d'un pays surpeuplé. D'autre part, aux étapes, le temps prévu est toujours suffisant pour réellement découvrir, sentir et apprécier, et chacun est libre d'organiser une partie de son emploi du temps. Je qualifie d'ailleurs volontiers mes voyages de "semi-individuels". C'est une immersion dans le pays et son quotidien ... avec des moments où l'on est excédé, fatigué, dégoûté et d'autres qui enthousiasment, subjuguent, émeuvent. Tout cela sans perdre de vue, bien entendu, le fait que les vacances doivent être des instants privilégiés de repos et de plaisir et qu'il convient de prévoir des périodes de détente ...
L'organisation de ces voyages se limite à la mise au point d'un itinéraire, aux réservations de billets d'avion et des hôtels et à l'organisation des déplacements intérieurs. Une grande partie de ces prestations se fait avec des entreprises indiennes, ce qui garantit qu'une bonne partie de l'argent payé par le participant entrera bien dans le pays. Le voyage, en très petit groupe, s'effectue avec un accompagnateur (généralement moi-même) qui est chargé de régler sur place les problèmes pratiques. Il permet d'éviter de grosses pertes de temps, d'amortir le "choc" de la rencontre avec cet autre monde et de réduire la période d'adaptation nécessaire, inconciliable avec de courtes vacances. De plus, outre les quelques visites guidées indispensables, l'accompagnateur est toujours disponible pour des tuyaux de tous ordres, informations et conseils.
LA FASCINATION DE L'INDE
Par désir d'approfondissement personnel et de spécialisation, c'est donc presque exclusivement l'Inde qui est le but de ces voyages: après avoir voyagé aux quatre coins du monde, c'est une véritable passion que j'éprouve, depuis quarante ans, pour ce pays fascinant aux incroyables contrastes.
Sous-continent d'1,3 milliard d'habitants (ce qui signifie que, sur la planète, un habitant sur six est indien), l'Inde est 6 fois plus étendue et près de 20 fois plus peuplée que la France. Terre de l'une des plus anciennes civilisations du monde, c'est en même temps un pays neuf dans sa forme actuelle, puisque l'union indienne ne date que de son accession à l'indépendance en 1947. Ces quelques décennies de développement économique ont créé un pays complètement paradoxal: d'un côté, on estime que plus de 20% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, et d'un autre côté, le pays est fier de sa haute technicité, possède la bombe atomique, met sur orbite des satellites et est l'un des leaders des technologies de pointe...
Mais l'Inde, c'est aussi un pays où l'on peut voir des gens vivre selon des traditions vieilles de 4'000 ans, un pays de couleurs, de parfums, de beautés et d'émotions de toutes natures (sans occulter les aspects les moins souriants), un pays où la religion et la culture historique font partie de la vie de tous les jours: un pays vivant, multiple et varié ... Un pays, enfin, où l'on éprouve le sentiment d'un vrai retour vers l'essentiel.
Jean-Daniel Forestier